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Apé'Rops : saison 15 (2024-2025)
12/09 - 11/10/1998 : Les Cent légers croquis sans prétention

Rops réalisera 114 dessins pour Jules Noilly: les cent croquis proprement dits, un frontispice général, une postface et dix "dizains" (préludes à dix croquis) à l'encre, au crayon ou en couleurs, remarquablement aboutis.
Il soignera chaque détail et usera pour certains de cette "technique mixte" mêlant crayon de couleur, gouache et aquarelle qu'il utilise à la même époque pour La Tentation de Saint Antoine et Pornocratès. Il emploiera un papier spécial, le papier Pelée, dont il appréciait la capacité à rendre les effets de blanc.
Il faudra quatre ans à Rops, de 1878 à 1881 pour mener à bien de manière intermittente cette entreprise considérable.

Rops et Noilly ont sans doute élaboré le projet des Cent croquis en se référant au fameux Théâtre érotique de la rue de la Santé fondé le 27 mai 1862 et dont la presse salua la naissance en ces termes: "Encore un nouveau théâtre! Un théâtre d'intimes! Erotikon Theatron, ce qui veut dire Théâtre des Marionnettes amoureuses."
Ce théâtre de marionnettes, institué à la faveur de la rencontre d'un groupe d'amis avec Lemercier de Neuville, se voulait "un théâtre libre, où la fantaisie se donnerait carrière, et qui servirait de prétexte à réunir dans un souper semi-mensuel une vingtaine de gens d'esprit, éparpillé aux vingt coins de Paris." Jean-Jacques et Mathias Pauvert définissent comme "un envers obscène de Labiche et Gondinet", cette scène où un petit cénacle d'écrivains, de peintres, de comédiens et de musiciens se moquaient des codifications bourgeoises, de la sottise ambiante et se parodiaient eux-mêmes. Une scène qui se voulait "conçue d'après l'idée simple de Molière, de réjouir les honnêtes gens." La filiation du projet des Cent croquis avec le divertissement licencieux disparu 15 ans avant les premières tractations de Rops et Noilly est ainsi attestée par le titre. Il s'agit de réjouir les honnêtes gens et de contrer le "bourgeoisisme envahissant". La proximité entre le frontispice que Rops élabora en 1864 pour Le Théâtre érotique de la rue de la Santé et celui du premier dizain aux Cent croquis en est une autre preuve: Tréteaux, décors déroulés et marionnettes... C'est au spectacle de la vie moderne que le spectateur est convié. Une ropsienne qui n'a gardé que ses bas et son chapeau est escortée d'un petit amour à la marotte de fou. Le ton est donné.

D'emblée, Rops et Noilly sont en phase "Je ne tiens à produire que pour quelques personnes avec lesquelles je me sens en communion de pensées, qui ont les mêmes vues artistiques relativement à notre époque et à la modernité." C'est dans cet esprit que les deux hommes définissent de commun accord le projet de mettre en image le demi-nu moderne "sans préméditation d'oeuvre érotique". Le principe établi au départ est celui d'une véritable collaboration. L'artiste et son commanditaire s'échangent des idées, les comparent...

Plusieurs des Cent croquis qui évoquent le monde rural reprennent des études de "flamandes" comme Rops le précisera à Rassenfosse en 1895.

D'autres évoquent un univers pour lequel Rops avoue sa fascination: celui du cirque. Il s'attache aux répétitions, aux coulisses de ces spectacles où la femme se contorsionne, se fige en "poses plastiques" ou s'élève en Ange de l'apothéose. Le regard de l'homme, clown, partenaire, régisseur se pose sur elle sans la gêner. Règles particulières d'un monde en marge.

Mais c'est à la prostitution qui fait partie intégrante de la société, que l'album semble essentiellement consacré. Plusieurs dessins abordent ce thème directement: La prostituée apparaît dans la rue (Quatre heures du matin) ou dans le boudoir (La Chanson de Chérubin) tandis qu'une nouvelle est présentée à la tenancière du bordel (Conseil de révision). Une image décalée, Théodora, met en scène une prostituée emblématique à la faveur d'un dessin sans doute élaboré pour illustrer un ouvrage de Catulle Mendès. L'évocation se poursuit de manière codée. Plusieurs scènes se déroulent en effet dans l'univers conventuel, un monde a priori aux antipodes de celui des bordels mais qui lui est totalement assimilé dans le vocabulaire érotique, la prostituée et la religieuse vivant l'une et l'autre sous la règle, dans un univers clos. Ainsi, dans la littérature spécialisée, le bordel est-il parfois appelé "couvent" voire même "l'abbaye de s'offre à tous", la tenancière est "l'abbesse" et la prostituée, la "soeur". Les titres des cent croquis consacrés à l'univers monacal sont explicites si l'on se réfère à des ouvrages tels que le Dictionnaire érotique moderne d'Alfred Delvau, ouvrage contemporain du Théâtre érotique de la rue de la Santé. Ainsi par exemple, Les Bagatelles de la porte désignent-elles les préludes amoureux et Le Clystère (appelé aussi le bobo de la novice), l'acte sexuel de même que La Vigne de Monsieur le curé qui rappelle l'expression "travailler la vigne du seigneur".

Certains dessins semblent n'être que des instants d'intimité saisis pour le plaisir d'exploiter ce demi-nu que Rops met en images dans le suite des cent croquis: La Souris que chasse la mère d'une jeune femme à moitié dévêtue et grimpée sur une chaise, La puce traquée sur la jambe d'une autre ou La réussite à laquelle joue une troisième... Dessins qui prennent une autre résonance lorsque l'on sait que "souris" et "puce" désignaient la prostituée de même que "fille en carte", terme qui évoquait sans doute ceux de "roi de trèfle ou de pique" qui désignait le souteneur et "valet de coeur", l'amant! La scène de Patinage est le prétexte à un dessin grivois dans l'esprit de ceux que produisait un Baudoin un siècle auparavant mais c'est aussi un jeu de mot sur Patiner, c'est-à-dire "badiner, de manière indécente"... Madame Putiphar, Les badigeonneurs, Le gougeon et bien d'autres ont également un sens érotique limpide. Rops s'amuse. Ils reprend des expressions "dévoyées", les ramènent "dans le droit chemin", c'est à dire à leur sens initial. Mais toute empreintes qu'elles sont de la charge érotique acquise, elles n'en sont que plus évocatrices pour le public averti. Le caractère équivoque est clairement perceptible dans certains dessins, beaucoup moins dans d'autres. C'est alors le contexte, le ton de l'ensemble de la suite qui impose la lecture en ce sens. La suite des Cent croquis fonctionne ainsi comme un livre sans en être un. Les pages de cet ouvrage, en chapitres mais sans récit, renvoient l'une à l'autre. Elles sont mises en image averties d'un code verbal, érotique et mondain.

La Douche périnéale et La Leçon d'hygiène évoquent de manière salace la maladie que peuvent transmettre les prostituées. Le propos prendra un tour plus grave dans Parodie humaine où le visage de la fille de joie n'est qu'un masque derrière lequel la mort grimace en guettant sa proie. Corrompue, la prostituée corrompt à son tour. Elle porte en elle les germes de la déchéance, du suicide et ceux, plus terrifiants encore, de la syphilis. Placé à la fin du dixième dizain, ce dessin semble s'imposer comme la conclusion aussi morbide qu'inattendue d'un album que Rops déclare dévolu à la "légèreté" par ce côté "cythéréen" qu'il avait voulu lui donner.

L'univers de Cythère que Rops exploite aux frontispices des derniers dizains confèrent en effet une note très raffinée à l'ensemble. Celle-ci tient d'une part au caractère élitiste du thème qui renvoie au XVIIIe siècle et d'autre part à la grande qualité technique mise en oeuvre dans ces dessins. Mais pour élégantes qu'elles soient, ces scènes n'en sont pas moins des allusions directes aux Académies de Cythère qu'étaient les bordels, aux servantes de Vénus qu'étaient les prostituées et au Départ pour Cythère qui désignait  l'acte amoureux. Certains détails tels que le cheval de bois ou le bidet avaient un sens érotique évidente, de même que le thème de la balançoire.

Un autre thème-clé est celui de la confrontation au modèle. Cette confrontation s'inscrit d'emblée comme essentielle puisque dans le frontispice général, Rops s'est représenté lui-même face à son modèle déshabillé pour la pose. Face à face qu'il semble mettre en mots dans une lettre bien connue adressée à son commanditaire:
"(...) Je n'étais resté à Paris que trois jours pour faire poser une demi-douzaine de petits modèles que l'on ne trouve que là. J'estime que, pour les études de nu moderne il ne faut pas faire le nu classique mais bien le nu d'aujourd'hui qui a son caractère particulier et sa forme à lui qui ne ressemble à nulle autre. Il ne faut pas faire le sein de la Vénus de Milo mais le sein de Tata, qui est moins beau mais qui est le sein du jour".
Rops refuse donc le nu classique, idéalisé, au profit du nu contemporain fut-il moins beau. Il ne se rattache cependant pas aux naturalistes qui peignent sur le vif des corps déshabillés, saisis dans des activités quotidiennes. Son propos n'est pas de peindre des morceaux de réalité. Il joue sur l'équivoque, tant au niveau des mots - on l'a vu en ce qui concerne le monde de la prostitution - qu'au niveau des situations. Ainsi en va-t-il par exemple dans Où qu'est le feu? où un pompier surgit la lance à la main dans un boudoir où se tient une jeune femme demi-nue ou dans Le muscle du grand couturier où le couturier de service mesure la cuisse d'une cliente guère plus vêtue que la première. Comme le signalait le frontispice général, la suite des cent croquis est un  théâtre et la femme y est mise en scène dans une série de tableaux. Elle est actrice et se sait  vue . Son costume de scène est ce demi-nu élaboré sur l'accessoire et l'artifice tel que Rops l'exalte dans La Toilette à Cythère où des putti apportent à la femme, qui n'a gardé que ses bas et son chapeau, tous les artifices nécessaires à sa beauté moderne.

"Le demi-nu est ainsi le véritable nu civilisé, celui qui porte une attention égale au corps et aux accessoires par lesquels il se trouve révélé, ces accessoires qui définissent le caractère propre de la femme et que les véritables artistes - ou les véritables sensuels - en viennent à aimer pour eux-mêmes " écrit Hélène Védrine qui évoque Octave Uzanne un des amis intimes de Rops.
Uzanne a en effet écrit: "Un homme ne peut être sensuel, c'est-à-dire avoir cultivé et affiné son rayon visuel, son odorat et son toucher, sans adorer les artifices de toilette de la femme".

Cercle d'hommes avertis, raffinés et sensuels dont se réclament Rops et son commanditaire raffiné Jules Noilly.

Lieu :

Musée Félicien Rops

12 rue Fumal

5000 Namur

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