"Je crois qu’il est nécessaire que je passe 3 mois à Paris par année, pour y étudier les dessins des maîtres (mon éducation artistique est loin d’être terminée et je suis pas très fort) ; pour m’y tenir au courant de ce qui ce fait de nouveau et surtout pour être à portée des éditeurs pour savoir quels livres on prépare, de quels dessins on a besoin, et quelles sont les publications dont on peut obtenir la commande"1, écrit Rops à son beau-père pour justifier ses absences du domicile conjugal dès les années 1860.
Le réseau artistique et littéraire que Rops s'est créé à Bruxelles dès 1851 lui permet d'arriver à Paris avec une certaine réputation : "Félicien Rops est le Gavarni de Belgique, - un Gavarni doublé d’un Daumier, c’est-à-dire qu’il a la grâce, la chatterie de crayon de l’un et la couleur vigoureuse, la brutalité de dessin, parfois, de l’autre. Un double mérite qui vaut un double éloge"2. Il étudie brièvement la gravure à l'eau-forte chez Bracquemond et Jacquemart, dans la capitale française. Il maîtrise bientôt toutes les techniques de gravure, particulièrement l'eau-forte, le vernis mou, la pointe sèche et l'aquatinte. Il devient l'illustrateur le mieux payé de Paris : "Je suis plus payé que Gustave Doré qui était « le plus cher » des dessinateurs"3, écrit-il en 1876. Au fil de sa carrière, il illustre bon nombre d'écrivains français : Théophile Gautier, Alfred de Musset, Stéphane Mallarmé, Jules Barbey d'Aurevilly, Joséphin Peladan, Octave Uzanne, Paul Verlaine. Il publie ses gravures chez des éditeurs comme Dentu, Poulet-Malassis, Hetzel, Gay & Doucé, Lemerre, Edmond Deman, etc. Rops se fait un nom dans le domaine du livre, mais il continue à explorer les techniques de dessins et de peinture.
Dès 1869, Rops fait la connaissance de deux soeurs couturières dont il tombe follement amoureux, Aurélie et Léontine Duluc. Elles signent leurs missives en entremêlant leurs prénoms, "Auréléon", signifiant leur amour commun pour cet homme hors norme. En 1874, Rops se sépare de sa femme légitime et s'intalle un peu plus tard, rue Mosnier, avec les deux modistes. "Retrouver les mignonnes de la rue Mosnier ; ce qu’elles sont et seront : toujours les plus honnêtes et les plus charmantes créatures du monde. Elles me réconcilieraient avec toute l’Humanité."4
À Paris, pour nourrir son inspiration, Rops fréquente les cafés, bouges, bals et boulevards parisiens. Il côtoie la femme de la rue, la prostituée, la buveuse d'absinthe. Il s'émeut de leurs conditions : "Et je reviens de Paris! avec mes poches pleines de Parisiennes, des folles, des sombres, des étranges, des squelettables, je les ai fait poser, mais comme j'enrage de ne pas avoir encore assez de talent pour bien les rendre, ces terribles filles. Ce sont les jeunes qui sont formidables! En voilà qui ont laissé toute espérance; des fatiguées et des rassasiées, la vie leur a charrié de rudes émotions, tout cela a laissé sa trace sur les fronts et sur les bouches en rides et en maculatures sinistres, et ce splendide maquillage qui jette de chaudes lueurs sur tout cela, c'est réellement très beau à faire pour un peintre ou pour un poète, mais il faut avoir un outil comme Baudelaire. Il l’a saisi, lui."5
Vers 1878, après une crise artistique intense, Rops passe du réalisme à l'allégorie et au symbolisme, notamment avec des oeuvres comme La Tentation de Saint Antoine (1878) et Pornocratès (1878), sans oublier sa série des Dames au pantin (1873-1890). Il s'investit dans une suite de 114 dessins, caricaturant les travers de la société bourgeoise : Les Cent Légers Croquis sans prétention pour réjouir les honnêtes gens (1878-1881) sont une synthèse de son style graphique, mais aussi de sa vision critique et parfois cynique sur ses contemporains. Deux autres séries inscrivent Rops comme un artiste fin-de-siècle dans l'esprit décadent, ce sont Les Sataniques (1882), une ode à l'emprise de Satan sur la femme, ainsi que Les Diaboliques (1884), une suite de 9 illustrations pour l'écrivain Jules Barbey d'Aurevilly.
"J’aime Paris, mais il faut traiter Paris comme une maîtresse ardente et aller de temps à autre se remettre au vert…"6 Rops a besoin de la nature pour se ressourcer, mais aussi des voyages : Norvège, Suède, Espagne, Hongrie et même Afrique du Nord, Amérique et Canada. C'est en découvrant ces paysages que l'artiste fait des peintures à l'huile.
En 1886, Rops est un artiste de réputation internationale, admiré par ses pairs. Il est intégré au Groupe des XX, constitué en 1884. Les expositions qu'il fera avec ce groupe d'avant-garde belge seront les seules auxquelles il participera. En dehors de ces événements, il ne souhaite pas faire connaître son travail qu'il destine aux seuls initiés et amateurs. Il développe ainsi un réseau de marchands, d'intermédaires et de collectionneurs qui réservent leurs oeuvres pour les faire entrer dans des collections privées.
Durant les dix dernières années de sa vie, Rops, qui souffre depuis 1892 d'une maladie des yeux, continue à travailler dans une atmosphère paisible à la Demi-Lune, sa propriété d'Essonnes près de Paris. Il y donne libre cours à sa passion pour la botanique et crée de nouvelles variétés de roses.
Il meurt le 23 août 1898, à Essonnes, entouré de Léontine, Aurélie et Claire Duluc et de ses amis les plus intimes.
"Vous verrez qu’après ma mort mon léger Corbillard fuyant le discours des gens graves, disparaîtra du cortège funèbre pour suivre une jolie Madame, dans la rue à côté !" 7
1. Lettre de Rops à Polet de Faveaux, 1863. www.ropslettres, n° d'édition 840
2. Léon Fuchs, pseudonyme d'Alfred Delvau, Le Rabelais, 17 octobre 1857
3. Lettre de Rops à Maurice Bonvoisin, Paris, 27 juin 1876. www.ropslettres.be, n° d'édition 1433
4. Lettre de Rops à Léon Dommartin, citée in Olivier Salazar-Ferrer, Lettres à un ami vagabond, Correspondance de Rops à Jean d’Ardenne, Marseille, Agone éditeur, 1994, p.45
5. Lettre de Rops à Auguste Poulet-Malassis, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-art, Archives de l’art contemporain, Fonds Kunel, vol. 7, pp.153-155
6. Lettre de Rops à M. Baes, en marge de la gravure La Foire aux amours, courtesy Galerie Patrick Derom, Bruxelles
7. Lettre de Rops à Edmond Deman, 1891. www.ropslettres.be, n° d'édition 284