En 1857 déjà, un an après le lancement du premier numéro de l’Uylenspiegel, journal des ébats artistiques et littéraires créé par Félicien Rops, Alfred Delvau, journaliste, écrit : « Feuilletez la collection de l'Uylenspiegel et vous y verrez une série de lithographies qui peuvent, sans pâlir, être comparées aux meilleurs dessins de Gavarni et de Daumier.» Et cependant, il aura fallu attendre presque un siècle et demi pour qu’une exposition rassemble ces trois caricaturistes de talent dans un même lieu.
« Pour rire ! Daumier, Gavarni, Rops : l’invention de la silhouette » explore les visions cyniques, comiques et tendres que portent les trois artistes sur leurs contemporains. La caricature sociale n’épargne personne : les bourgeois, les gens du peuple et les artistes eux-mêmes. Leurs œuvres permettent de découvrir un panorama de la société du début du 19e siècle. La physionomie des protagonistes est particulièrement étudiée et fait rire : les corps, les vêtements, les attitudes, tout cela participe à la création de typologies corporelles surprenantes : une silhouette se dessine.
Honoré Daumier (1808-1879) est né à Marseille en 1808. En 1816, il s’installe avec ses parents à Paris et rencontre Charles Philipon à l’âge de 21 ans. Il participe au journal La Caricature et est emprisonné pour ses caricatures politiques. Il travaille également au Charivari où ses scènes de mœurs deviennent très populaires. Daumier est aussi peintre, dessinateur et sculpteur. Il est mort à Valmondois, à quelques kilomètres de L’Isle-Adam, le 10 février 1879.
Paul Gavarni (1804-1866) est né à Paris. A l’âge de 14 ans, il est admis au Conservatoire des Arts et Métiers pour y apprendre le « dessin de machines ». Rapidement, il fait des caricatures et dessins de mode. En 1833, il lance Le Journal des gens du monde qui fait faillite en 1834. Il travaille alors pour Le Charivari et L’Artiste où il devient célèbre grâce à ses séries de caricatures de mœurs. A côté de cette activité de dessinateur de presse, Gavarni participe à de nombreuses petites publications humoristiques et sociales qui évoquent les types parisiens.
Félicien Rops (1833-1898) est né à Namur et commence la caricature dans des groupes d’étudiants bruxellois : Le Crocodile, La Société des Joyeux, et dans le journal qu’il fonde en 1856 : Uylenspiegel, journal des ébats artistiques et littéraires pour lequel il exécute des caricatures politiques, artistiques et de mœurs. Cette belle aventure éditoriale se termine en 1863, faute de moyens, mais sa carrière entière est empreinte de ce regard humoristique qu’il porte sur la bourgeoisie.
Différentes sections jalonnent le parcours :
CARICATURE SOCIALE
Depuis la Renaissance, la caricature était une pratique d’atelier, un délassement d’artiste, mais les bouleversements politiques et sociaux qui résultent de la Révolution française (1789-1799) déchaînent une activité graphique caricaturale d’une puissance d’impact inédite. Les journaux satiriques se développent alors en Europe, mais c’est principalement à partir de la première moitié du 19e siècle que la caricature devient une pratique sociale de plus en plus répandue. En France, la personnalité de Charles Philipon domine cette presse et incarne l’édition satirique. Caricaturiste lui-même, Philipon est avant tout directeur des revues: La Caricature et Le Charivari. A ce titre, il est aussi l’employeur de presque tous les caricaturistes importants entre 1830 et 1862 dont Daumier, Gavarni et peut-être aussi Rops pour Le Charivari belge.
Avec la loi de septembre 1835 qui vise à empêcher les discussions sur le roi, la dynastie, la monarchie constitutionnelle, la presse est censurée.
Cet événement entraîne la fin de nombreux journaux dont La Caricature. Par contre Le Charivari se maintient grâce à une évolution vers le dessin de mœurs. Dans ces scènes de la vie quotidienne, chaque dessinateur représente un registre social distinct auquel il confère son style et compose des séries qui, comme les feuilletons, « tournent » simultanément dans le journal.
ARTISTES ET ATELIERS
L’Artiste est une figure typique de l’homme du 19e siècle, dandy ou révolté, qu’il soit dans son atelier en face des commanditaires ou dans les Salons face à la critique.
L’évolution de sa carrière se dessine tout d’abord par le nouveau médium de la lithographie créée en 1816 qui facilite l’impression et la diffusion. La nouvelle école de Barbizon, qui sort de l’atelier pour s’imprégner de la nature, va être elle aussi croquée et ridiculisée par les caricaturistes.
Le sculpteur, le lithographe, le peintre ou le dessinateur, tous sont croqués dans ce qu’ils ont de plus vil, de plus simple ou de plus prétentieux. A travers la critique de leurs pairs, Daumier, Gavarni et Rops prouvent une fois de plus leur indépendance d’esprit, mais aussi leur clairvoyance.
DES ALLURES DE PROFESSIONNELS
Une fois la Monarchie Absolue abolie, de nouvelles classes sociales voient le jour, pour le plus grand plaisir de nos caricaturistes : médecins et avocats sont croqués sans aucune pitié ! Les découvertes dans le domaine de la santé modifient la vision du corps médical qui devient capable du meilleur, comme du pire. Les charlatans pullulent et les interventions chirurgicales ont l’audace de défaire « les plans de Dieu ». Les avocats, quant à eux, sont les nouveaux garants d’une société plus démocratique et plus juste. Les Palais de justice sortent de terre, mais à l’intérieur, les avocats se prennent pour un acteur. Leur arrogance écrase les petites gens, renforçant une société à deux vitesses.
NOUVEAU BIEN-ETRE BOURGEOIS
Siècle bourgeois par excellence, le 19e siècle est également celui des progrès techniques et sanitaires, de la grande vogue des voyages (pittoresques) à travers la France et l’Europe. Ce changement moderne dans les habitudes bourgeoises se traduit par une prééminence accordée au corps, que ce soit par des soins médicaux de plus en plus poussés ou par la pratique d’une activité sportive. Dans ces différentes actions de promenade, de nage ou encore de pêche, le bourgeois n’oublie cependant jamais les symboles typiques et reconnaissables de sa silhouette, c’est-à-dire le parapluie et le haut de forme pour les hommes et la crinoline et le chapeau pour les femmes.
LES « LORETTES »
Les Lorettes, ces jeunes femmes légères du quartier de Notre-Dame-de-Lorette, deviennent un idéal féminin et sulfureux du 19e siècle. Elles sont l’incarnation de la femme parisienne, tantôt mutine, tantôt coquette. Associées aux jeux de l’amour, elles s’amusent, tour à tour, à agacer ou à charmer leurs amants. Figure parisienne flamboyante et sensuelle, la Lorette personnifie, tout autant que la figure du dandy, son contrepoint masculin, la figure de la jeune femme à la mode du siècle bourgeois.
A LA MODE…
Vue par Daumier, Gavarni et Rops, comme un outil à l’image du miroir lui-même, la caricature fonctionne en reflet de la réalité. Dans cette séquence sur le rapport entre mode et image de soi, tous les types sociaux sont écornés par ce défaut qu’est la coquetterie : militaires, bourgeois, lorettes, bas-bleus, Français et Belges participent à cette immense et drôle vanité vestimentaire. La crinoline, en particulier, nouveau symbole « gonflé » de la mode féminine, est traitée sur le mode de la cocasserie et du ridicule, qu’elle cache le corps ou qu’elle le révèle.